Des larmes de sang inondent les écrans des tablettes, puis s’effacent

XIV

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Le temps s’est arrêté et la vie n’a pas cessé.

Le temps : un pont qui s’effondre, la vie : les flots qui l’emportent.

En quelques mois l’activité économique a été réduite à presque rien, c’est à dire qu’on n’a plus rien trouvé qui puisse être compris et mesuré sous le terme « activité économique ». Les bureaux ont été détruits. Les usines ont explosé. Beaucoup de magasins ont brûlé. Tout cela s’est fait dans la joie et le soulagement, en premier lieu des employés, des ouvriers, des commerçants, de tous ceux qui étaient contraints de laisser pourrir leur vie dans ces endroits. Les dernières images télévisées du monde économiquement mesurable furent son entrée dans le chaos.

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Sur la colline, les cinq se grisent ensemble de la façon dont les aubes et les crépuscules retournent à nouveau leurs cœurs. Cette profondeur des émotions qu’ils avaient atteinte adolescents, qu’ils pensaient ne plus jamais rejoindre.

L’ancienne chambre des parents d’Isabelle offre, au-delà de la forêt de pins, un panorama superbe sur la ville et la côte : pendant une semaine ils ont pu y voir un épais panache de fumée venu de la centrale nucléaire, dix kilomètres plus haut vers le nord. Des discussions qu’Isabelle et Audrey ont eues avec les voisins – soudain réapparus depuis le début de la Révolution et leur ayant assuré n’être jamais partis loin – elles ont appris que cette explosion est l’action ultime d’un groupe radical, qui a voulu célébrer les temps nouveaux avant de se dissoudre.

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Pendant quelques jours, les habitants de la côte souffrirent de maux de tête très violents, puis cela passa.

Puis Marthe remarqua un nouveau progrès de leur intuition commune, un renforcement supplémentaire de cette conscience de l’avenir et des situations, partagée par tous. Comme si tous les cerveaux étaient dopés par une nouvelle hormone, irradiant en eux à doses massives.

Un matin elle se lève et se rend, sans aucune hésitation, en réponse à un appel intérieur aux termes extrêmement clairs et précis – mais qui ne passent pas par le langage, et qu’elle ne saurait donc ni expliquer ni traduire – vers l’un des grands parkings de la zone commerciale, plus précisément celui situé à gauche du Carrefour, entre Flunch, la Halle aux Chaussures et Mr Bricolage.

Là, au centre des bâtiments métalliques peints aux couleurs des marques, certains à moitié détruits et brûlés, d’autres intacts, elle découvre les montagnes habituelles d’aliments et de marchandises, à l’origine inexplicable. cinq personnes s’occupent déjà de les explorer et de les défaire. Tout le temps qu’elle passera là ils resteront six : à chaque départ du parking répondra l’arrivée d’une nouvelle personne, selon une horlogerie invisible, probablement elle aussi installée quelque part dans un repli de leurs cerveaux.

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Il y a du saumon fumé, des pâtisseries grecques, du miel d’oranger, de la viande de chevreau et des meules de parmesan. Il y a des tee-shirts Damien Hirst et Bob l’Eponge, des espadrilles et des casquettes Zara, des capsules de café et de la peinture Farrow and Ball. Et puis il y a des tablettes tactiles, d’un modèle que ni Marthe ni personne ne connaît. Ultra-fines et élégantes, dépourvues de marque, chargées et allumées. On comprend vite qu’un simple geste, esquissé au-dessus d’elles, leur suffit pour satisfaire, d’une information ou d’un contact, un désir inexprimé.

Une nuit elle se lève et se rend – et l’appel, tout aussi pressant, est cette fois doux et sensuel – vers une pinède sous le clair de lune, à dix minutes de la maison. Elles sont là cinq femmes et un homme, six encore. Elle s’imprègne, jusqu’au jour, des autres peaux, des autres odeurs, jouit d’elles et les fait jouir, dilate sa mémoire des corps et des rêves.

Elle parle de ces étranges appels à Ephraïm. Il lui rappelle ce qu’il sait, ce qu’on lui a appris pour qu’il l’enseigne aux autres. « Dis-leur qu’ils seront moins conscients comme séparation et davantage comme ensemble, moins conscients comme souffrance et davantage comme plaisir, moins conscients comme envie, davantage comme présence. » Elle lui demande si l’explosion de la centrale nucléaire les a changés, il lui répond qu’il n’en sait rien. Elle lui demande s’il sait d’où viennent les tablettes tactiles, il lui répond qu’il n’en sait rien.

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Elles se sont répandues partout, ces tablettes, très vite chacun a eu la sienne. Elles donnent accès à de nouvelles applications, de nouveaux réseaux, plus simples et intuitifs que Facebook et tous les précédents. Elles font entrer chacun en conversation fluide et constante avec tous les désirs du monde, centres de chaque vie désormais sans concurrence.

Elles nourrissent la vie nouvelle, organisent des trafics, des trocs généreux ou personne n’arnaque personne. Elles suscitent de belles rencontres, avec lesquelles s’asseoir dans l’herbe d’un parc et parler des heures, d’elles et de soi, de ses désirs et du sens de la vie, de la façon dont la révolution a tout changé – avant de tendre ses lèvres, de s’abandonner à elles, parce que c’est agréable, que ça fait du bien à chacun et aucun mal aux autres… Et s’entendre avec elles ressemble déjà à l’étreinte qui suit…

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Et pendant ce temps, pourtant, du sang se met à couler sur le monde.

Marthe n’avait jamais cessé de le craindre, même si la façon dont les choses s’étaient passées jusqu’à présent semblait s’opposer à cette évolution.

Du sang se met à couler, pas beaucoup cependant. Le sang de crapules. Celui de deux trois dictateurs égarés, accrochés à leur pouvoir qui s’effondre, lynchés dans leur palais après avoir demandé à leur police de tirer sur la foule et n’avoir obtenu d’elle que des rires et du mépris. Il coule aussi dans les pays nantis : des exécutions sommaires, par des groupes déterminés ou des foules chauffées à blanc. C’est le sang de détenteurs primaires du pouvoir (hommes politiques, hauts fonctionnaires, éditocrates, chefs de mafias, chefs d’Eglises, rappeurs célèbres) et d’exécuteurs de leurs basses œuvres (experts en profitabilité de toute sorte) – ou plus précisément parmi eux, de ceux assez cons pour avoir clamé que la fête commencée avec la révolution était finie, qu’il fallait maintenant reprendre le travail. De ceux liés au système d’une façon suffisamment profonde et irrémédiable pour n’avoir pas d’autre choix que s’opposer ouvertement à sa mise en pièces.

Des exécutions d’abrutis, en somme, de crétins archaïques, imperméables au monde qui vient, encombrés d’une cupidité et d’une méchanceté si massives qu’elles les avaient rendus aveugles aux nouvelles couleurs – nées sous leurs crânes pourtant, aussi bien que sous ceux des autres.

Oui, des exécutions d’abrutis. Mais des exécutions quand même, et sous une forme très laide et très barbare. Des meurtres à bout portant ou au sabre, face à une caméra. Des panses ventrues extirpées de chemises Brooks Brothers et empalées sur les grilles dorées des grands hôtels et des parcs.

Au début, Marthe est submergée par l’horreur. Puis elle la combat, en se disant que c’est normal, que c’est une horreur juste. Que ça fait du bien que la peur et la douleur changent de camp, que ça rembourse de toutes ces vies gâchées, de ces milliards de vies d’esclaves, perdues, jamais vraiment vécues, perdues à cause de tout ce qu’elles n’ont pas vu, de tout ce qu’elles n’ont pas appris, de tout ce qu’on leur a toujours empêché de vivre, de voir et de comprendre…

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Et puis, malgré ses efforts, l’horreur de la chose revient à la charge, et avec elle l’effroi de Marthe devant la barbarie qui n’a pas, finalement, débarrassé le plancher, et qui est peut-être encore là toute proche, prête à la saisir, elle ou n’importe qui, de ses mains lourdes, et irrésistibles, et impitoyables de bêtise… Non, même du pire salaud, il n’y a pas de souffrance qui justifie le meurtre. Et pourtant l’horreur est de nouveau là comme avant, peut-être encore plus qu’avant… Et ça donne soudain envie à Marthe de hurler ou de s’enfuir en courant (même de ce nouveau monde, mais pour aller où donc), de se rendre compte que la mutation des âmes n’a pas absolument tout changé, ou en tout cas pas encore, et que si elle n’a pas dissuadé certains de s’accrocher à leur pouvoir, de rester stupidement avides d’argent et jaloux de leurs préséances (ces breloques distribuées sadiquement par le roi dément qui commandait le monde, désormais mort), elle n’a pas empêché non plus d’aller chercher ces types au fond de leurs bureaux et de les égorger en place publique, pour la vengeance ou l’amusement.

Et puis, à nouveau, et ces balancements incessants de l’âme lui donnent le tournis et la nausée, elle se dit que tous ces connards en costume ont bien cherché ce qui leur arrive, et que ce costard dont le prix dépassait largement le salaire qu’elle touchait à crever de fatigue et de dégoût d’elle-même derrière sa caisse de supermarché, c’est bien de devoir le payer, à un moment donné… Avoir cette pensée l’effraie, et encore plus le fait que sa lucidité nouvelle ne l’a pas empêchée de l’avoir, et davantage encore qu’elle la lui a peut-être soufflée…

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Ces moments de doute et d’angoisse arrivent, et partent vite… Les exécutions se passent loin, jamais en ville… Des larmes de sang inondent les écrans des tablettes, puis s’effacent. Et tout s’apaise et tout repart, et on rit et on parle, et on jouit et on boit, et on tend l’oreille, à nouveau, à tous les bonheurs…

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Sarkozy, lui, ne s’est pas accroché au pouvoir jusqu’à ce que des types aient le besoin pressant de le buter : quand il a vu que les médias et les flics le laissaient tomber, quand il a compris qu’il n’y avait plus personne pour prêter attention à ses crises de nerfs, il s’est fait la malle, il a lâché l’affaire. On ne l’a jamais revu. Bien entendu, il ne manque à personne. Dans leur très grande majorité, d’ailleurs, les politiciens-chefs-d’industrie-médiacrates-mafieux-crapules ont pu filer sans encombres, non sans prendre la précaution, à ce qu’il paraît, de siphonner tous les comptes à leur portée, d’embarquer d’himalayesques quantités d’argent qui ne leur serviront jamais à rien – tous : les Laurent Wauquiez, les Alain Minc, les Arnaud Montebourg, les Dieudonné, les Florian Philippot, les Jean-Vincent Placé, les Eric Woerth, les Didier Bompard… Comme ont vidé les lieux aussi, leurs alter-égos moins illustres, les grandes gueules de bistrots et les petits chefs retors, les mecs manipulateurs et les tyrans domestiques et les beaufs glaçants de connerie teigneuse, les intellos imbus d’eux-mêmes et les copines hypocrites, les bourgeois méprisants et les gauchistes imbuvables… Tous aspirés, dans un gros tourbillon sale, par la tuyauterie de l’Histoire…

Mais Didier Bompard ! En voilà un, par exemple, que ça n’aurait vraiment pas gêné Marthe de voir éviscéré en place publique, torturé avec des raffinements de cruauté… Didier Bompard , président des Télécoms Bleues de 2005 à 2010. 53 personnes poussées à la mort sous ses ordres. 53 employés, consciemment poussés à bout parce que jugés dépassés, improductifs, inutiles à l’entreprise… 53 suicides, 53 meurtres, à force de harcèlement, d’humiliations, de brutalité managériale. 53 meurtres. Tout de même.

Elle en parlait souvent, Marthe, du plan sadique de « sauvegarde de l’emploi » des Télécoms Bleues, qui était pour elle le symbole de ces temps de mensonge et de mépris, pendant ses longs monologues dans les bras d’Isabelle, quand elle tentait de surmonter le traumatisme de ses années de vie professionnelle. Elle en parlait enveloppée par l’haleine tendre de son amie, qui lui soufflait son affection, son ennui ou son indifférence, elle ne savait jamais bien…

Ce qu’elle sait, Marthe, aujourd’hui, c’est que le monde a changé. Le monde est nouveau, contre tout ce qui semblait jusqu’à présent être, et elle n’a qu’une envie : abandonner Didier Bompard et toutes les épaves du passé à leurs destinées obscures…

kevinberard

Photos Yves Marchand et Romain Meffre ; Barbara Ivens ; Samantha Sealy ; Patrick Joust ; Gerhard Richter (2) ; Ryan McGinley ; Kevin Bérard

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